Koksilah River

Koksilah River

La nuit passée j’ai rêvé à mon flirt d’il y a cinq ans, Sean, dont j’ai vraiment oublié le nom de famille. Je ne me souviens plus clairement du rêve en question, sinon qu’il était allongé sur mon lit et qu’il s’était endormi, et que j’avais une envie dévorante de le toucher, de l’embrasser, de me coller contre son être qui semblait me voir et me comprendre. Je crois m’être levée du lit, avoir touché sa jambe avec une affection profonde et une saine admiration. Je l’aimais! J’étais amoureuse de lui, à en avoir le souffle renversé et les idées nouvelles, le corps perdu et sauvage.

Qu’est-ce qui avait réveillé l’animal, moi qui n’ai plus pensé à lui depuis un long moment? C’était sans la moindre importance, puisque je renaissais encore et pour de bon. Never give up, qu’a dit Rob Stewart dans son dernier documentaire, et puisqu’il est né en 1979 seulement quelques jours avant moi et qu’il fut un capricorne pur et féroce, I will never give up pour honorer cette force semblable qui m’habite depuis ma naissance selon toute vraisemblance.

Embaumée dans mon rêve mielleux toute la journée, j’ai remis la superstition et la supercherie amoureuse en marche, et je cherchais le moindre signe des yeux pour qu’enfin ma vie se boucle avec le sourire, comme dans les films que je déteste passionnément parce qu’ils créent cette maudite espérance des pauvres âmes, et que je me refuse toute faiblesse capable de tuer la plus vigoureuse des femmes et donc certainement de me saigner à blanc.

Ce fait-il que Sean, il m’a recontactée il y a deux ans alors que j’étais dans une relation sans bon sens, mais on ne s’est pas revus puisque Facebook n’est manifestement pas un haut lieu de rencontre et que je ne souhaitais pas me rendre disponible. Je lui ai toutefois ouvert la porte de mon réseau social après une hésitation mêlée de rancœur, d’humiliation et d’incompréhension, et sans attendre, il y est allé d’un « Hi stranger » parce qu’il sait toujours dire les bons mots au bon moment avec sa gueule de tombeur infidèle à la peau un peu trop blanche et aux yeux un peu trop bleus.

Bref, après quelques échanges, quelques rudesses de ma part car un homme doit payer le prix de sa masculinité, et après m’être sentie de nouveau humiliée par ma faiblesse émotive, je me suis débarrassée de lui pour éviter de tomber encore plus bas car je suis très compétente en la matière. Avec sa douceur énervante il m’a contactée par courriel parce qu’il s’étonnait que j’aie voulu me débarrasser de lui ainsi, sans un mot ni même une raison apparente.

C’est alors que j’ai dû lui avouer que de lui reparler était de m’humilier encore et encore, parce que son départ précipité pour l’Alberta et son indifférence de la dernière rencontre m’étaient restés en travers de la conscience. Il n’avait pourtant pas senti de frustration de ma part lors de nos récents échanges.

– Oui Sean, mon amertume était toujours présente. Depuis le début.
– Je suis parti travailler, c’est tout ce qui s’est passé.
– Peut-être que dans ton livre c’est ce que l’histoire raconte. Et puis de toute façon pourquoi tu n’acceptes tout simplement pas que je sois en maudit contre toi? Est-ce que c’est trop demander que de me laisser cet espace-là, cette liberté-là de te détester un peu?

Et puis plus rien, plus de réponse, plus de non-sens mais plus de sens non plus.

Je me suis bien fait croire à quelques reprises que je l’avais croisé sur la route, à travers Cowichan Bay ou vers Duncan, quand je conduisais le camion de la compagnie pour aller chez Staples. Mais j’ignore si je l’ai réellement entrevu, la réalité penchant plus du côté du non que du oui. Cela ne prouve qu’une chose en fait, c’est que sa pensée ne m’a jamais quittée, ni l’amertume du mauvais timing et des demi-vérités.

À l’ouest de Vancouver sur ma pas si petite île que j’aime et qui me le rend bien, j’ai rêvé à Sean et j’ai compris que ce qui me garde debout bien souvent est la haine que je ressens envers beaucoup de gens et que sans cette haine je m’écroule. Je discutais avec Kevin, l’opérateur de grue, hier matin en attendant patiemment d’avoir un peu d’action à photographier au travail, et nous parlions de nos pères avec la Koksilah River pour seule témoin. Il venait de perdre le sien, et j’avouais ne pas du tout avoir envie de me rendre aux funérailles du mien lorsque son tour viendrait. Puis, plongée dans ma réflexion, j’ai pensé « ce qui sera le plus difficile à sa mort, c’est que je ne pourrai plus le haïr » et je crois avoir étouffé une envie de pleurer et de hurler ma vie au creux de la rivière que je découvrais pour la première fois.

J’ai tellement de haine et de rancune en moi, mon corps ne le supporte plus je le vois bien, j’ai vieilli de quinze ans les derniers mois et ma rivière intérieure est elle aussi, comme la Koksilah River, jonchée de débris des dernières tempêtes.

Mais comment faire la paix avec un père sans pitié prêt à toutes les bassesses pour avoir le dernier mot, comment pardonner à un père qui m’aimait autant qu’il me haïssait, jusqu’à me tenir la tête sous l’eau pour me relâcher à trois secondes de la noyade, ignorant ma panique et mes coups de petite guerrière de huit ans avec la détermination et la froideur nécessaires à noyer les portées de chatons indésirables?

Dites-moi comment, car je n’y arrive pas et j’ai essayé pourtant, lui confiant l’une de mes grandes réussites la dernière fois que je l’ai vu, j’avais couru 10 km en 1:06, j’étais fière de moi, de ma patience à réhabiliter mon corps et mes poumons, et il m’a injuriée tout petit qu’il était devant mon accomplissement, il m’a injuriée avec son regard incapable d’amour et il essayait même de me percer la peau avec des vis qui se trouvaient sur la table.

Comment pardonner à ce père ordure, comment pardonner aux hommes que j’ai aimés et comment pardonner à Sean, qui m’habite malgré le sens, les non-sens et les années? Je n’y arrive pas, je ne le souhaite pas! Car je vais me défaire en morceaux, je vais me liquéfier et les eaux furieuses m’emporteront en une lampée!

J’aimerais croire qu’il suffirait de me pardonner ma naïveté et mes espérances de pauvre âme, mais je sens le danger, il est dans les demi-portions offertes par les hommes, dans leur intérêt mêlé d’indifférence, dans leur respect mêlé de mépris, dans leur refus de tout engagement et je dois m’en protéger comme d’une peste noire qui vous secoue le corps à coups de matraque.

Et pourtant, au-dessus de cette Koksilah River jonchée de débris des dernières tempêtes, nous avons construit un pont.

8 réflexions sur “Koksilah River

  1. wow! rare de parler de la haine qui nous habite, tellement vrai que nous en avons besoin , comme d’une armure pour affronter le vent glacial où notre petit coeur chaud s’expose dès qu’on s’essaie pour de vrai aux relations humaines

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