En amitié comme en amour, il y a ceux qui traversent nos vies comme des étoiles filantes pas toujours bienveillantes, et ceux qui restent, véritables phares dans la nuit. Comprenez-vous pourquoi certains liens se nouent et se dénouent? Pourquoi certaines relations nous donnent, tandis que d’autres nous prennent? Ont-elles irréfutablement, toutes à leur façon, quelque chose à nous apprendre?
Ce questionnement est né d’une situation bien particulière. Les dernières semaines furent pour moi troublantes du point de vue interpersonnel. Troublantes, et intenses. Exilée du Québec depuis maintenant dix mois, je n’ai sur mon île ni amis de longue date, ni amis occasionnels. Car il ne suffit pas de socialiser pour tisser des liens viables et durables. Des gens, j’en ai croisé des dizaines. Il n’y a tout simplement pas eu de continuité à nos rencontres.
Jusqu’à il y a un mois et demi.
Au tout début de février, j’ai reçu une invitation à aller visionner un documentaire portant sur l’horreur des tar sands en Alberta, car il y a ici un mouvement réclamant la protection légale des côtes de la Colombie-Britannique contre les pétroliers des sables bitumineux de l’Athabaska. J’y ai donc traîné ma carcasse, dépourvue d’énergie vitale que j’étais. La salle était bondée. Le film, somme toute intéressant. Après la représentation, quelques âmes désireuses de poursuivre la discussion se sont données rendez-vous au bar de l’endroit, lieu de tous les gatherings.
Le hasard voulut que Suzan soit assise en face de moi. L’observant de l’autre côté de la table, je me pris rapidement d’amitié pour elle. Son aplomb et son audace téméraire me faisaient bien rigoler. Nous avons échangé quelques mots. Elle appréciait ma brutale honnêteté. « You should come to my place for dinner. » Quelques jours plus tard, nous partagions chez elle un agréable repas et y allions de confidences en confidences. Ce fut le début d’une chouette amitié. Nous allions danser, avions d’interminables discussions autour d’une tasse de thé, partagions un intérêt pour les choses spirituelles. Tout était formidablement harmonieux.
Jusqu’à ce que nous rencontrions Steven.
Grand blond à la stature athlétique et au sourire charmeur, Steven était alors serveur au bar où j’ai fait la rencontre de Suzan deux semaines auparavant. Natif de l’Île établi au Mexique depuis un temps, où il y travaillait comme agent immobilier, il était revenu panser ses blessures après que sa copine du Texas l’eut quitté. Dissimulant on ne peut mieux son abattement, il jouait la carte du séducteur un peu timide mais combien déterminé.
Déterminé à quoi? J’y arrive.
C’est Suzan qui initia la conversation avec lui. Je les laissai échanger, parler de choses et d’autres, les écoutant d’une oreille distraite et feignant d’être attentive à mon téléphone pour conserver une distance entre le monde et moi. Steven essayait d’établir un contact, m’ayant flairée comme un courtier immobilier flaire une bonne affaire. Je restais froide, répondant le strict nécessaire à ses questions. Son attitude joueuse et ambitieuse ne m’impressionnait guère, et je n’étais pas dans le mood pour me faire conter fleurette. Mais ma résistance nourrissait sa volonté. Car résolu à me faire craquer, il l’était plus que quiconque.
Il revenait donc toujours à la charge avec une stratégie différente, véritable soldat de l’amour. Suzan observait la scène d’un oeil calculateur, se réjouissant que la communication soit laborieuse entre Don Juan et moi. Et c’est justement, précisément ici que ça se complique.
Suzan était visiblement attirée par Steven. Steven, visiblement attiré par moi. Jusqu’à ce que Steven laisse tomber son masque de séducteur et me montre son vrai visage, je n’étais attirée par personne. Mais voilà. J’ai craqué pour Blondie. Et je me suis retrouvée au beau milieu d’un triangle amoureux pour les semaines à venir.
Heureusement ou malheureusement, rien d’autre n’eut lieu entre Steven et moi qu’un flirt passionné, voire dévorant. Gênés à la fois par la présence, le désir et la jalousie de Suzan, nous en restâmes là.
Au terme de ce tumulte, de cette tempête amoureuse qui traversa ma vie le temps de quelques rires et quelques coups échangés, je n’ai plus ni amie, ni flirt. Nous sommes entrés en collision comme des astres attirés par la lumière des autres, et sommes encore sous le choc de cette explosion cosmique d’une rare intensité. Je ne sais, encore aveuglée par cette lueur trop vive, quelles leçons en tirer, mais en attendant d’y voir plus clair, je me dis que nous avons certainement formé une constellation dans la nuit. En forme de triangle. Bien entendu.
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« On ne se rencontre qu’en se heurtant et chacun portant dans ses mains ses entrailles déchirées accuse l’autre qui ramasse les siennes. » Gustave Flaubert